Books


Paraz Albert - Une fille du tonnerre I


Auteur : Paraz Albert
Ouvrage : Une fille du tonnerre I
Année : 1952

Lien de téléchargement : Paraz_Albert_-_Une_fille_du_tonnerre_I.zip

Chapitre PREMIER. l’ adresse de Jimmy. Martanelli regarda sa montre. Ça faisait vingt minutes qu’il interrogeait Lola avec une patience méthodique. Elle était assise, ses fins genoux joints et les pieds parallèles, pas assez tranquille pour oser croiser les jambes et provoquer ouvertement. Elle ne répondait rien et rigolait, Martanelli voulait savoir l’adresse d’un nommé Jimmy, qu’elle connaissait. Ayant vu l’heure, il s’impatienta, sa voix se fit plus rapide : « ah ! Tu vas parler, hein ! » — Vous ne pouvez rien me faire, dit Lola. — Et une bâfe dans la gueule, est-ce que je peux ? Elle leva les yeux ; il frappa d’un coup-éclair, comme un pion. Ça me rappela le père Castellan, à l’école communale de Puteaux, quand il nous préparait au certif ; il avait les mains sèches, la vieille tante, ça cinglait sans laisser de traces. Lola se mit à étinceler du visage. Ses grands yeux bleus clairs s’agrandirent et s’allumèrent : « ssssalaud ! » dit-elle avec une expression de haine qu’elle aiguisait encore quand claqua la deuxième gifle, de la main gauche. Je n’aime pas voir battre une femme, cela ne m’est pas arrivé souvent, mais ça m’a toujours révolté ; je me demande bien pourquoi, d’ailleurs. Elles sont toutes folles, c’est entendu et elles ont toutes des excuses. La pire n’est souvent qu’une enfant malade, mais vous reconnaîtrez qu’il y en a par le monde qui sont de vraies faces à beignes. Lola en était. Pourquoi ? J’espère avoir le temps de vous l’expliquer, mais surtout cela se sent. Une chichiteuse qui se croyait une personnalité parisienne parce qu’elle avait attiré l’attention de Jimmy et que c’t’enflure, dans un moment d’oubli, l’avait couverte de bijoux. Elle allait danser le be-bop dans les caves et se faisait photographier pour « Dimanche-Soir ». J’avais été chargé d’exercer sur elle mes séductions dans un de ces coins-là. Ça marchait bien au début, je payais le champagne aux frais de la « Maison ». Mais la môme, à la fin, m’avait envoyé aux pelotes avec un de ces regards qui donnent des poussées de meurtre. Elle me trouvait ou trop vioc ou pas assez bourré, c’est tout. Je dois vous confier que je me suis marié à vingt ans avec une jeune fille de famille qui avait tellement le feu au train qu’elle faisait ça sur la table de la cuisine avec l’homme du gaz. Naturellement, le gars avait refilé le tuyau à tous ses « collègues », les casquettes galonnées de tout poil qui viennent sauter vos légitimes par l’escalier de service. Et jalouse comme une tigresse. Toutes les fois qu’elle s’était fait secouer par le facteur ou le bougnat, elle m’attendait pour la scène ; elle m’accusait d’en avoir encore culbuté une. C’était vrai, j’admets. N’empêche, quand je l’ai appris, c’est le voisin du dessus qui m’a affranchi. Ça m’a porté un coup. « Moi, cocu ! » je disais. « Moi ! Moi ! » Je ne pouvais pas y croire. Ça m’a donné des principes. Je n’ai jamais pu ravoir confiance. Menteuses, voleuses, tueuses, donneuses. Et connes ! Mais comment faire sans ? Si je n’avais pas été, à vingt ans, le plus trompé du quartier, une Lola me disant maintenant, à trente-cinq piges « T’es trop vieux », ça m’assassinait ! Je penserais : tu y es, de l’autre côté de la pente, je verrais mes rides aux yeux, mes cheveux moins drus, je serais démoralisé, je me mettrais à penser au destin, la mort, à la survie. Mon épouse adultère m’a sevré. Je n’ai qu’à me reporter à son doux souvenir pour que ça glisse ; je me dis : cause toujours, j’ai vu mieux, j’en ai dressé de plus charognes. J’en dresserai encore. Sans rancune je m’efface. On a mis sur Lola ce qu’on avait de plus choisi. Le Docteur, un gentleman et même un aristocrate, un vrai Gaulois, grand, large, avec des belles moustaches blondes, toujours impeccable, baisant les mains, spirituel. On se demande comment un séducteur pareil a pu se faire bourrmann ; il faut dire qu’il appuyait sur le brandy et qu’un jour, à l’hôpital, il avait oublié sa mallette dans les tripes d’une opérée, qui, malheureusement, n’était pas sans relations. On aperçu que ce n’était pas la première fois. Il n’y a rien pour aller au pétard comme les familles, même si là tante Ursule que le toubib a un peu envoyé dans l’autre monde était la dernière des vaches. Il s’en est tiré en promettant de travailler pour la maison J’t’argougne. Oui, mais il était cent fois trop profond pour une Lola. Comme beaucoup de nos belles compagnes, pour les fasciner, ce qu’il faut, c’est le gars bien crado venu d’Europe Centrale, qui joue la canasta, qui parle français comme au télégraphe, un brun ondulé, aux yeux lourds. Ça n’a pas manqué et le docteur s’est fait soulever Lola au bar des Champs-Élysées par un nommé Arturo, un petit crosson gras comme un balai, mais sapé de toutes les couleurs, qui allait faire du ski, ma chère, à Mégève, l’été à Cannes et fin comme l’ambre chantonnait au moment opportun le succès d’un chimpanzé de la radio avec un éclair d’intelligence qui les tombait toutes. Il nous eût été facile d’arrêter Lola n’importe où, à la sortie d’un bar : « police ». Et, hop ! Dans le taxi ; mais l’inspecteur Bardot tenait à ce que personne ne s’en aperçoive et puisse avertir l’illustre Jimmy. Nous étions postés, Martanelli et moi, à la terrasse la « Maison du Café », qu’on appelle aussi « Le Longchamp », au coin de la rue Marbeuf. Lola s’était arrêtée sur le trottoir et le traversait perpendiculairement, pour regarder une affiche de cinéma, suivie par Arturo. Je la voyais de profil, en contre-jour, se détachant sur l’avenue qui montait jusqu’à l’Étoile. Elle était nu-tête pour montrer ses petites bouclettes coupées court, son long cou bien dégagé. Ses genoux très déliés s’articulaient sur ses jambes radieuses qui restaient un peu ployées. Elle se croyait trop grande ; son seul défaut était de ne pas se tenir droite, de courber le dos et de ne pas tendre le jarret. A ma grande surprise, j’ai découvert, plus tard, qu’une mode fugitive voulait alors que les femmes aient le dos rond. Je n’aurais jamais cru, malgré ma bonne opinion d’elles, qu’il y en eût une seule d’assez gourde pour s’ingénier à se rendre bossue. Je t’en fous ! On ne leur fait jamais assez confiance ! N’empêche qu’elle était injurieusement provocante, comme une de ces gravures de mode où le mannequin à taille de guêpe déporte à l’autre bout de la page un foiron large comme la Concorde. Ce qui me tracassait c’était le mouvement de ses jambes finement attachées, au mollet bas. Il m’était intolérable qu’elle put rire comme si nous n’existions pas, en passant devant nous, cachés derrière un journal. Puis elle tourna dans la rue de Marignan, nous nous étions levés. A droite, tout de suite il y a une boutique de frivolités avec la porte qui fait un renfoncement, notre voiture était juste devant, Martanelli tordit le poignet de Lola et la poussa dans l’auto, elle ne savait pas encore si ce n’était pas une blague, elle me vit attraper Arturo par sa cravate, l’appuyer sur la porte qui s’ouvrit et d’un coup de poing raide l’envoyer s’étendre dans la boutique. C’est le seul plaisir pur de ce métier de salopes de pouvoir dérouiller des types comme Arturo. Rrin ! En poire. Il y avait une cliente dans la boutique qui est partie à glapir, on n’a eu que le temps de foncer. Lola voulait crier, Martanelli la bâillonna de la main, je me mis au volant et vrrrtt, quai des Orfèvres. Ça faisait une bonne demi-heure que Martanelli parlait à Lola en respectant les bonnes manières, à part une baffe ou deux pour la mettre à l’aise. Elle ne voulait pas comprendre, c’est alors que l’inspecteur Bardot m’a fait appeler, je suis entré dans son burlingue. Arturo était là, la bouille violette. — T’es chouette, que je lui dis, qu’est-ce qui t’est arrivé, on dirait une aubergine. — Ta gueule, t’avais pas à cogner comme ça, je serais allé m’étendre tout seul. Je ne pouvais pas m’empêcher de me la fendre, il groumait surtout en me voyant rire, alors je lui dis : « ballot ». Je te sauve la vie. Avec un coquard comme ça jamais la bande à Jimmy ne croira que c’était au flan et que t’es une balanceuse. » — Ça va, dit Bardot. Ils allaient au cinéma et Lola doit rencontrer Jimmy à six heures. Donc elle va tenir le coup jusqu’à six heures et à ce moment-là elle lâchera l’adresse. Jimmy sera parti, mais aucune importance, c’est l’adresse que je veux. Vous direz à Irma qu’elle s’amuse jusqu’à six heures moins dix et qu’elle commence le sérieux seulement à moins cinq. Qu’elle laisse sa montre à Lola. Il ne lui faudra pas plus de cinq minutes. — Bien chef. Ah ! Je n’aime pas ce travail. L’Irma, c’était une grande Fritz qui nous était prêtée par les Américains et qui exigeait le respect parce qu’elle prétendait s’être fait la main à la gestapo. On disait qu’elle avait été condamnée à être pendue, mais graciée par les Sioux. Avec raison, si on se place à leur point de vue qui est toujours le point de vue technique. Irma, elle avait la pratique et l’efficacité. Ce serait une erreur que d’imaginer chez elle une trace de sadisme. C’est mal connaître les Teutons. Moi, rien que d’aller la prévenir, de la voir regarder Lola, la tâter et choisir entre deux paires de fouets dans une panoplie, les soupesant en ouvrière, je ne tenais plus en place. Il a déjà fallu que je déboutonne mon col. Deux femmes en blouse blanche sont venues prendre Lola en main et lui ont enlevé sa robe bien proprement. Elles ont commencé à vouloir lui retirer sa combinaison, elle a fait des histoires. C’est alors que je suis allé vers Irma pour tout lui expliquer. On avait le temps ; Lola parlerait sûrement à six heures et ce qu’on voulait c’était seulement l’adresse du gars. Je ne peux pas vous dire ce que ça me faisait de la voir prendre tout en notes avec ce sérieux : 17 heures 55 — 18 heures adresse de Jimmy. Mon intervention avait donné à Lola l’impression que je souhaitais qu’on la ménage et elle m’avait glissé une espèce de regard de reconnaissance qui me gênait. Irma regardait sa montre, il était cinq heures. Évidemment on ne pouvait pas rester comme ça, sans bouger, sans rien faire, je ne savais que dire. J’allais dans la pièce voisine. Lola réclamait des cigarettes, on les lui donna. Irma vint s’asseoir en face de moi, son gros fouet entraînant par son poids une longue main, l’air d’une couturière en journée qui attend le tissu. Elle avait un maintien de provinciale distinguée très Europe centrale. Elle regrettait de ne pas m’offrir de petits gâteaux et me souriait gentiment quand mon regard rencontrait le sien. Ses yeux s’arrondirent, elle eut un air timide pour poser une question. Je l’encourageai, elle s’enhardit. — Si on peut faire parler avant, ça n’en vaudra que mieux ? Je sentis un frisson au point que je tournai la tête pour voir si c’était un courant d’air. Irma se leva, fit un geste. Les deux femmes s’apprêtèrent apparemment à dépouiller Lola de sa combinaison. Mais celle-ci ne voulait rien savoir, elle sautait comme un cabri. J’étais fasciné par la technique, il s’agissait d’ôter cette lingerie légère sans la déchirer, malgré les coups de pieds et de poings. L’une des deux se mit à enrouler très serré le tissu à partir du bas, avec la vitesse d’une infirmière qui récupère une bande velpeau, pendant que l’autre tenait les coudes de Lola. En un rien de temps elle eut un rouleau dur à partir du nombril, qu’il lui était déjà impossible de déchirer. Mais Lola ne voulait pas lever les bras et même s’arrangea pour coincer le rouleau sous son aisselle. L’autre avait déjà préparé des tresses pour ficeler la fine soie comme un saucisson. En somme. Lola était nue, sauf cette espèce de collier. Irma leva son fouet et demanda d’une voix douce : « l’adresse de Jimmy ? ». Lola ouvrit de grands yeux et ne répondit pas, j’entendis le fouet siffler et claquer sur les chairs. Les deux aides tenaient Lola chacune par un bras et la forcèrent à se lever et à se pencher en avant. Je sortis très vite. Je ne pouvais pas voir ça. Jamais je ne m’étais tant détesté. J’aurais voulu tout empêcher bien sûr, mais je le voulais pas vraiment, bien au contraire. Voilà : j’aurais aimé avoir le courage de ma muflerie et regarder pour l’amour de l’art, puisque nous savions que Lola craignait trop Jimmy, pour le trahir. On ne sait pas de quelle hypocrisie l’homme est capable. J’entrai pour donner l’ordre d’arrêter, mais je m’emplissais les yeux du spectacle. Vous me méprisez ! Quand vous mastiquez un bifteck, est-ce que vous pensez au cheval à l’abattoir ? Et la salade de langoustines, c’est bon si elles ont été jetées toutes vivantes dans le court-bouillon. Vous vous régalez, vous vous pourléchez. Alors ! J’eus le toupet de dire à Lola, pendant qu’elle se drapait d’une serviette : « je ne peux rien pour vous, il leur faut cette adresse. » Les autres s’étaient écartées pour nous laisser seuls. — Vous pouvez téléphoner à mon avocat, qu’il vienne me chercher. — Je le fais, chérie, mais c’est comme si je donnais ma démission. — Quoi ? N’importe qui peut m’avoir vue. C’est Me Crado-Paillard mon avocat, ce n’est pas un gamin. Il, ne vous mettra pas en cause. — J’y vais tout de suite. Mais pas ici, je dois descendre jusqu’à l’automatique. Je sortis sans bruit. L’Irma et ses deux aides entrèrent aussitôt. Je voulais regarder au trou de la serrure et j’imaginais encore mieux le front contre la porte et les yeux fermés. Les bruits étaient follement plus évocateurs que l’image et pourtant je suis un visuel. Les cinéastes ne savent pas ce qu’ils gagneraient à laisser l’écran tout noir quand on chuchote. Mon inconséquence ne m’empêchait pas d’être révolté, tout en me disant que c’était la providence qui distribuais cette averse inexorable à une Lola. D’abord, si elle nous avait tenus, elle n’aurait pas été troublée par les scrupules, la pâle garce. Tout à coup je l’entendis gémir et puis hurler, un cri de gosse qu’on martyrise, je me rappelai à toute vitesse les raisons qu’elle avait de mériter une bonne dérouillée. Je l’avais bien étudiée, c’est simple, la radio à plein tube toute la journée. Rien que pour ça elle pouvait être écorchée, salée, poivrée et moutardée. Elle entrait, hop, une pipe dans la gargue et la T. S. F, maximum. Vous remarquerez que cette engeance a la manie d’ouvrir en grand les fenêtres. Je leur ai trop souhaité tous les supplices pour ne pas me fendre de voir Lola si bien servie. Un peu de logique ! Quand même ça me pénétrait jusqu’aux os ses hurlements. L’Irma en connaissait un loubé, quelques secondes de repos que ça se calme et vrrr clic, un nouveau cri aigu et surtout rageur me transperçait si vif que j’avais l’impression d’être moimême le fessé. J’étais perdu. Rester là ? Fuir ? Aller où ? Un petit clando rue de la Huchette, c’était trop loin, les oreilles me bourdonnaient. Une idée tout à coup. J’entrai, de voir Lola qui se tordait rose et violette je ne pouvais plus parler, je saisis Irma d’une main de fer et je l’amenai dans la pièce à côté. — Assez. Foutez-lui la paix, vous voyez bien qu’elle ne veut rien dire. Elle me fit signe, en levant la main, de me calmer, de laisser revenir mon souffle. Elle, rien ne la troublait. J’avais envie de tâter son pouls. Elle m’observait avec une attention inquiète, m’avança une chaise et se tourna pour me préparer un verre d’eau. Rien ne bougeait à côté, on entendait un petit gémissement de Lola toutes les fois qu’elle respirait, régulier comme un râle. Je m’approchai d’Irma et la collai contre moi ; j’estime assez les femmes fritz pour savoir qu’elles ne font pas d’histoire quand on les met en demeure preuves en mains. Ou plutôt je les connais mal. Service ! Rien pendant le boulot. Elle me repoussa, de sa main sèche. Je sentais se dérober la dureté de ses muscles ronds. Il fallait que je fasse quelque chose. Irma me regardait avec de la peine. « Il faudra vous habituer ! » — Un de ces jours ça sera moi qui t’en filerai une de trempe, lui criai-je, je te le jure, boudin, et on verra bien si tu t’habitues. Je sortis en refermant la porte, mais en voyant Lola molle et pâle avec ses longues cuisses tendues, ses bras puissants, je me fis penser à saint Antoine fuyant la tentation. Je détournai les yeux, courus jusqu’à l’escalier que je dévalai quatre à quatre. Je traversai les cours et j’entrai jusqu’à l’infirmerie spéciale du dépôt. Je demandai au gâfe : « est-ce qu’elle est encore ici. Amanda Mandieu, qu’on vous a amenée ce matin ? » Il regardait ses registres, il n’en finissait pas. Je me disais, pourvu que ça tienne. Enfin il trouva : mannedillieu, vous dites ? Au 12. — Bon, je veux l’interroger, qu’on ne me dérange pas. L’Amenda, c’était une bonne copine qui s’était fait pingler je ne sais pourquoi et qui m’avait aussitôt prévenu. J’entrai, l’air grave, un doigt sur les lèvres pour que le gardien ne sache pas que je la connaissais. — Merci d’être venu, dit-elle. — Fais voir ce que tu sais faire !... — Mon pauv’ieux ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Elle était gênée et offensée. Elle vivait des secondes bouleversantes, sa figure en était décomposée, elle ne se serait pas attendue à cela de ma part et j’eus grand’ peur qu’elle me fît honte et me rembarrât. J’eus surtout peur d’avoir honte vraiment et de perdre la face. Pour lui montrer que je ne riais pas, je lui mis un billet de mille entre les seins en disant : « doucement, mais vite ! » Elle me regarda les yeux brillants de colère et je crois qu’elle eut pitié de moi. Elle baissa la tête pour se cacher de rougir. Je ne voyais que son épaisse toison de cheveux noirs, qu’elle avait à la fois somptueux et légers, aériens. Je sentis que si je l’avais prise dans mes bras et embrassée alors, quelque chose d’extrêmement grave se fût noué entre nous et je ne le pouvais pas et je ne le voulais pas, l’Amanda était depuis trop longtemps une amie, c’était sacré. J’aurais pu lui demander son sang, son argent, ses veilles. Est-ce que je n’allais pas tout gâcher. Est-ce que j’en avais vraiment envie ? Hélas, je pensai aux bras de Lola. Je sentis les approches furtives de la perfection, après le classique, l’épanouissement du baroque. Je n’osais regarder, je ne voulais pas enregistrer d’images. Je me connais. C’est gravé là et cela revient pour toujours. Je pensais à son histoire pendant qu’elle menait son affaire, elle aussi les yeux fermés. Je m’en assurai en lui pressant les paupières. Cette merveille s’accomplissait où ? Nous ne voulions pas le savoir. Aux Indes, chez les Incas, au XVIIIe. Une magicienne. Elle n’avait pas osé jusqu’ici, à cause de cette zone de pudeur entre nous, complices en d’autres choses. Pour la franchir, il avait fallu que j’arrive devant elle déjà projeté hors de moi par les images de longs must des tremblants et par ce que j’avais découvert de haine sanglante pour Irma dans les grands yeux de Lola. Je voulais qu’Amanda le sache et je le lui dis une bonne minute après que tout fut consommé. La plus indulgente des minutes, bienveillante comme une morphine. Je la quittai vers six heures moins le quart en lui disant bêtement, sans, la regarder : « merci. Je t’expliquerai ! ». Son affaire n’avait rien de grave, complicité de racolage. Je ne me pressai pas pour remonter, j’aurais voulu arriver et que tout fut fini. Dès l’étage au-dessous j’entendis des cris. Étaient-ce bien ceux de Lola ? Dans ces « locaux », entre le « Palais » et la « Sainte-Chapelle », de bien jolis noms, voilà des siècles qu’on entend tous les jours des hurlements. Sous l’ancien régime c’était au nom du Christ. Au moment où. Louis XVI avait supprimé la torture, la République la rétabli au nom de la liberté ! Je montais l’escalier. Non, je ne pourrai jamais me faire à ces hurlements. Des naïfs disent : « et la presse se tait ! » Mais la presse a trop besoin de la police. D’autres naïfs, exaspérants alors ceux-là, s’écrient : « les magistrats ne devraient pas le tolérer ». C’est trop bête, les magistrats sont ce qu’il y a de plus méprisable dans l’échelle humaine ! Ils ont toujours léché les bottes ! On en a vu à la Libération faire fusiller des gars pour avoir exécuté les ordres qu’eux- mêmes leur avaient donnés. Moi j’ai honte d’être flic, mais les gens de robe me font vomir au sang. L’autre jour j’ai rencontré au Palais un juge en rouge avec son hermine, juste au moment où il ouvrait la porte de la Cour d’assises, je n’ai pas pu m’empêcher de lui, balancer un grand coup de pied dans les fesses. — Fumier, que je lui ai dit, comme ça, sans savoir. Savez-vous ce qu’Il a fait ? Il est entré en vitesse, sans même se retourner. C’est parlant ! Ils savent que ça leur est dû ! D’abord, vous ne les voyez jamais dans les couloirs, faut les saisir quand ils vont pisser. Ce n’était pas Lola que j’avais entendu crier, mais un petit gars dérouillé par trois inspecteurs et que deux gardes essayaient maintenant de faire tenir debout pour le ramener à la souricière. J’ai lu que dans les prisons anglaises il y a un trou prévu pour l’écoulement du sang dans la salle où on fouette les prisonniers. Vrai ou faux ? Enfin, qu’on pratique en France, dans les prisons, des tortures atroces et sous tous les régimes, c’est une chose archiconnue, il faut vraiment être un journaliste pour l’ignorer. Avec tout ça j’oubliais de vous dire que j’ai téléphoné à l’avocat de Lola. Ça tombait bien, il était sorti, j’ai laissé la commission. J’étais devant la porte, j’entendais Lola hurler de rage et maintenant Irma frappait plus vite, bon Dieu, il était six heures. J’avais envie d’entrer et de dire : « parle, puisqu’à six heures Jimmy ne sera plus là ! ». Je me suis retenu au dernier moment, c’était donner Arturo et flanquer par terre toute la combine, et si je bouillais comme ça, sur place, c’est parce que je voyais déjà qu’il me faudrait redescendre en trombe retrouver Amanda. Je calculais si j’avais le temps et puis tout à coup plus rien, si, des petits vagissements, des voix d’infirmières. Lola avait parlé. J’entrai, je voyais les deux femmes en blouse blanche en train de lui tamponner les lombes avec du coton trempé dans un liquide dont le premier contact lui donnait un recul et des frissons, mais qui, après, lui était agréable. Quel morceau de fille. Je regardais son dos, il était pourpre, exactement, régulièrement, de haut en bas, des épaules aux genoux. Pourpre, c’est-à-dire non plus rouge cardinal, mais déjà violet évêque. Une statue prise dans un projecteur. Irma savait atteindre tes fins endroits non touchés et revenir dès que le rouge commençait à pâlir. Les assistantes avaient offert une cigarette à Lola qui aspirait la fumée à fond pendant qu’une des femmes lui nettoyait doucement la figure avec du coton. L’autre avait défait les tresses et repassait la combinaison. Je filai sans marquer de hâte dans la pièce à côté où Irma venait de ranger ses martinets. Elle me donna l’adresse de Jimmy sur un papier. Je lui offris une cigarette qu’elle refusa : « non merci, je n’ai pas de vices ! » Un rien ! Je demandais l’inspecteur Bardot au téléphone et lui dis l’adresse. Lola ne tourna même pas la tête. « Bon, dit Bardot, on y va, relâchez la femme. » Et il raccrocha. Moi, je voulais jouer mon petit rôle et je fis une comédie tout seul à l’appareil comme s’il était toujours au bout du fil et qu’il insistait pour garder Lola en prison : « ah ! Non patron, je lui ai promis qu’elle serait relâchée ». — … — Vous croyez que ça m’amuse de faire ce travail dégueulasse ? — … — Si on n’a même pas la réputation d’être réguliers on n’aura plus aucun prestige. Maintenant qu’elle a parlé faut la relâcher, moi je n’ai qu’une parole. J’aimerais mieux vous foutre ma démission. Lola me dévisageait avec inquiétude. Je continuais : « je vous dis qu’on la retrouvera toujours... Le temps de vérifier l’adresse ? Si vous voulez, c’est moi qui en réponds… Bien, bien patron ! » Je raccrochai en soupirant. Lola était trop enragée et humiliée pour me donner un sourire de gratitude quand je lui dis : « ça y est, vous êtes libre... Ouf ! » Ça lui aurait écorché la bouche de dire merci. On était en train de la passer au talc. Je sortis en affectant de détourner les yeux, elle me rattrapa, étendant la merveille de son bras large et délié, dont l’attache puissante prolongeait son profil et cria d’une voix que je ne suis pas près d’oublier, et Irma non plus, vers la porte où s’était enfermée celle-ci : — Vous direz à cette salope que j’aurai sa peau. ...

575 reads

You might also like

Demolins Edmond - Saint Louis

Auteur : Demolins Edmond Ouvrage : Saint Louis Année : 19881 Lien de téléchargement :...

Continue reading

Demolins Edmond - Le Play et son oeuvre de réforme sociale

Auteur : Demolins Edmond Ouvrage : Le Play et son oeuvre de réforme sociale Année : 1882 Lien de...

Continue reading

Demolins Edmond - Le mouvement communal et municipal au moyen âge

Auteur : Demolins Edmond Ouvrage : Le mouvement communal et municipal au moyen âge Année : 1875...

Continue reading

Demolins Edmond - L'école des Roches

Auteur : Demolins Edmond Ouvrage : L'école des Roches Année : * Lien de téléchargement :...

Continue reading

Demolins Edmond - L'éducation nouvelle

Auteur : Demolins Edmond Ouvrage : L'éducation nouvelle Année : 1898 Lien de téléchargement :...

Continue reading

Demolins Edmond - La science sociale Tome 4

Auteur : Demolins Edmond Ouvrage : La science sociale Tome 4 Année : 1887 Lien de téléchargement :...

Continue reading

Saint-George Maximilian - Dennis Lawrence - A trial on trial

Authors : Saint-George Maximilian - Dennis Lawrence Title : A trial on trial Year : 1946 Link...

Continue reading

Havell Ernest Binfield - The ancient and medieval architecture of India

Author : Havell Ernest Binfield Title : The ancient and medieval architecture of India Year : 1915...

Continue reading

Demolins Edmond - Histoire de France Tome 4

Auteur : Demolins Edmond Ouvrage : Histoire de France Tome 3 La révolution et les monarchies...

Continue reading

Demolins Edmond - Histoire de France Tome 3

Auteur : Demolins Edmond Ouvrage : Histoire de France Tome 3 La monarchie moderne Année : 1880 Lien...

Continue reading




FREE PDF
Free PDF
2011-2018
Old and rare books in PDF format, royalty-free, in free download